Habiter le monde
Habiter le monde, être là, occuper un espace aussi grand ou petit soit-il. Être un corps, en mouvement ou immobile, qui trouve sa place, qui se fait une place. Être présent, mobiliser le corps dans son rapport à l’espace, aux espaces, dans sa relation aux autres, sur un mode autant spectaculaire que discret.
Questionner notre façon d’Habiter le monde permet d’ouvrir la pratique artistique à d’autres formes, moins classiques, moins conventionnelles, de découvrir l’existence de formes plus expérimentales dans lesquelles le corps est à la fois le matériau et l’outil. À travers trois workshops c’est la notion de performance artistique qui va être abordée, c’est-à-dire d’actions mettant en jeu le corps, l’espace et le temps.
Il y a au départ cette volonté de sortir de l’école et de travailler dans l’espace urbain. J’ai dans un premier temps effectué des repérages dans la commune de Coutras, que je ne connaissais pas, à la recherche d’espaces potentiels de travail. Ces espaces publics au sein de la commune font partie de l’environnement quasi quotidien des élèves et enseignants, qui ont l’habitude de les traverser, de les investir d’une certaine façon. Des espaces familiers que l’on croit connaître et qu’il s’agit là précisément de re-découvrir ensemble, sous un point de vue différent, avec un autre regard. Faire avec peu d’éléments rapportés, pour apprendre à regarder, à questionner cette qualité de présence, pour ensuite penser et agir en fonction des potentialités et particularités que proposent ces espaces. Trouver de quelles façons nous pouvons les investir, les travailler et les transformer collectivement. J’aborde ces séances d’ateliers comme des temps d’expérimentations partagées. Nous cherchons et réfléchissons ensemble, les élèves, les enseignants et l’artiste.
Véronique Lamare
© Artothèque les arts au mur
Véronique Lamare
La fourmilière du monde
Classe de Madame Rhafouri, école Henri Sauguet.
De bon matin, les élèves de Madame Rhafouri quittent l’école Henri Sauguet et arpentent le centre-ville de Coutras, longeant l’Isle et la Dronne vers le complexe sportif. Véronique Lamare, marchant à leurs côtés, porte appareil photo, trépied, papiers mais aussi un mystérieux rouleau de scotch. Enfin arrivés ! Assis près des terrains, - cartables posés et manteaux détachés pour les moins frileux -, tous attendent avec impatience la proposition de l’artiste. Véronique se présente et ainsi, les mots « déambulation », « lignes » et « arbitrage » retentissent.
S’amorce alors le premier mouvement : le groupe entier s’élance, guidé par Véronique, sur la parcelle de béton où l’on distingue d’anciennes traces, lignes qui jadis, délimitaient et ordonnaient le terrain. Les élèves se placent les uns derrière les autres et s’avancent, menés par le premier de la file. Tel un serpent, une longue ligne humaine se dessine et les droites tracées sur le terrain guident leur pas.
Prenez donc de la hauteur et observez leur mouvement, leur synchronisation. Les corps sont mobilisés et subissent les lois du terrain. Véronique leur demande vigilance et sérieux : il faut être précis et suivre les traces au sol.
Mais alors que la cohésion générale continue de plus belle, voilà que l’artiste divise notre troupe. De multiples lignes indépendantes circulent, s’emparent de l’espace, l’occupent. Les élèves se croisent, se rencontrent, se confrontent, se divisent et se retrouvent. Ils entrent en relation. Certains élèves se séparent ou peinent à suivre le chef de rang, les écarts se creusent, les pas se pressent. L’équilibre parait rompu et pourtant, Véronique ne semble pas inquiète. Attentive et concentrée, elle enregistre patiemment les précieux circuits. Elle se déplace et longe les rebords du terrain, à la recherche de prises de vues et d’angles élogieux. Le stade est paisible, la caméra tourne et les lignes sont autonomes.
Le vent tourne et puis, sortis des poches et des sacs, plusieurs rouleaux de scotchs font leur apparition. En effet, une troisième session prend place et un nouveau rapport à l’espace s’établit. Si nos élèves bénéficiaient de la totalité du terrain, ils font désormais face à des espaces plus étroits, plus serrés, délimités par de longues bandes de scotch et installées par nos jeunes sur le sol. Par groupes de duo, les élèves occupaient leur propres carrés, rectangles, lignes, coins, territoires et s’adonnaient à des performances en enchainant des gestes et des mouvements déjà vus en classe quelques semaines auparavant. Tous n’étaient pas sur le terrain : certains observaient avec curiosité leur camarades tandis que d’autres dessinaient et traçaient leurs déplacements à l’aide de feuilles et de crayons. Garder trace, faire archive, mettre en relation le corps et l’espace, ces gestes et procédés font partis intégrants du processus de création de Véronique Lamare.
Véronique Lamare
Poétiser le monde
Classe de Marc Lafaille, école Henri Sauguet.
Lumières et ombres. Voix et corps. Paroles et cris. Devant l’église de Coutras, 23 Jeunes circulent, longent les parois de l’édifice, traversent le parvis, naviguent dans cet espace clos, qui, bien que restreint, semble laisser l’air se mouvoir entre les corps. Que l’on aille chercher le pain ou le pâté, que l’on soit en voiture ou à pied, les passants entendront des voix criantes et discerneront, l’oreille attentive, des mots étranges et des phrases énigmatiques.
Mais revenons en arrière cependant, car nos élèves ne sont pas arrivés par hasard. Tout commence en classe, où nos 23 CE2, accompagnés de Monsieur Lafaille rencontrent pour la première fois l’artiste Véronique Lamare. Mais de quoi est-il question ? Les présentations s’enchainent : on entend parler de « verbes », « d’écriture », de « performance sonore » et surtout le thème « Habiter le monde » fait son apparition. Quelle étrange expression : sans lecture et à la seule écoute, on ne saurait dire s’il s’agit d’un constat ou d’un ordre. Il faut donc commencer, et avant la voix, c’est à la main de se lancer. On commence alors à chercher des verbes et à construire des phrases. Les élèves s’emparent du monde et le détournent : « Aimer le monde », « allumer le monde », « crier le monde, « sauver le monde » « poétiser le monde », bon nombre d’idées circulent. Chacun prend possession de ce vaste mot comme il l’entend. En quelques heures, les verbes, conjugués au présent de l’impératif, sont collectés et gardés précieusement pour la suite de l’atelier.
Il est grand temps d’expérimenter ! Sortons des classes et marchons au-delà des grilles de l’école. Sous un soleil éclatant, l’artiste et sa troupe se dirigent vers l’église, impatient de mettre en pratique tout ce travail théorique. D’un premier coup d’œil, on pourrait facilement être impressionné par l’immense édifice. Ses hautes parois et sa place centrale défient nos élèves mais ceux-ci ne semblent pas intimidés.
A la découverte d’un nouveau territoire, les CE2 s’emparent du parvis et circulent, tournent, se croisent et se recroisent exposés aux yeux de tous. Aux voix citoyens ! Véronique Lamare munit de sa caméra donne le signal de départ. Pas question de lignes et d’arbitres *, ici, les corps sont autonomes et guidés par la cohésion et la volonté de « faire groupe ». Les premières phrases rugissent : « Mangez le monde », « colorez le monde », et d’autres. On crie, on chuchote, on hurle, on s’impose : sans plan ni rythme, sans ordre ni préparation, chaque élève s’attelle à sa tâche, à ses mots, à ses phrases. La caméra tourne et enregistre ce tourbillon hurlant. Les élèves se saisissent de l’espace et l’habitent par leur voix et leurs mouvements.
*Workshop de la classe de Madame Rhafouri.
© Artothèque les arts au mur
© Artothèque les arts au mur
Véronique Lamare
Un monde ficelé rempli de vies colorées
Classe de Madame Brett, école Henri Sauguet.
Faire lien, créer du lien, s'attacher, se mêler, se lier, les différents fils aux couleurs saturés se faufilent de colonne en colonne, de corps en corps, de mains en mains et circulent dans cet espace ouvert, tout près de la Dronne. Par groupe de 4-5, nos jeunes portent un rouleau de fil, le dénouant sans relâche sous le préau. On comble le vide et on s'élance, certains tiennent le fil de départ, le fixent. D'autres le déroulent, le placent et le nouent.
Les élèves se croisent, les fils se frôlent et s'agglutinent, se retrouvant parfois dans les mêmes coins, sur les mêmes espaces. Les jeunes se meuvent, et envahissent les lieux. Les fils attestent de leur prise de territoire, de leurs passages. Caméra à la main, Véronique observe leurs mouvements, leurs déplacements. Un jeu de construction et de scénographie semble ainsi prendre place : on compose avec l'espace, on compose avec ses camarades. Les jeunes deviennent des créateurs, des metteurs en scènes, des architectes. Saisir l'espace et le délimiter, le diviser, lui imposer des frontières, des "barrières", les options sont nombreuses pour notre classe. Libre à eux, une fois les lignes et les droites "tracées", de les franchir, les contourner, les développer ou même les supprimer.
Hors les murs ou au milieu de la cour de l'école, les élèves de Madame Rhafouri inventent leurs parcours et mobilisent leur corps dans une performance dynamique et minutieuse où chaque membre à son importance.